L'AVENTURE RUSSE

La navette Bourane

L'idée d'avion spatial est apparu dès les années 20 en URSS. Les premières ébauches sont dues à Friedrich Tsander et tout en poursuivant la course à la Lune, une part non-négligeable de l'effort spatial soviétique fut consacrée à la conception et à la réalisation de navettes spatiales réutilisables.

Le concept d'avion spatial connût une avancée dans les années 30 grâce à l'ingénieur autrichien Eugen Sänger. Avec son assistante, Irene Brendt, il dessina dès 1933 de nombreux plans d'avions-fusées et, à Peenemünde, développa l'idée d'un bombardier-fusée sur la base d'un V-2. A la fin du second conflit mondial, les ingénieurs soviétiques mirent la main sur trois exemplaires des plans de Sänger et, en dépit de leurs doutes quant à la faisabilité du concept, Staline ordonna de poursuivre les recherches en ce sens. Les plans furent soumis aux ingénieurs et techniciens allemands passés à l'Est qui, à leur tour, émirent de grandes réserves. Les projets d'avions spatiaux devaient en rester là quelques temps.

En 1958, le plan de développement à long terme des Forces aériennes soviétiques comportait la réalisation d'avions spatiaux (kosmolyot, en russe) pouvant voler à dix fois la vitesse du son, à plus de 60 km d'altitude. Deux projets furent entamés, en collaboration avec le bureau d'étude de Korolev : le VKA-23 de Vladimir Miassichtchev et le projet de Pavel Tsybine, tous deux basés sur un lancement à l'aide de la fusée Semiorka. Le projet VKA-23 atteint un niveau avancé de recherche théorique et une étude poussée fut menée sur les matériaux résistants à la chaleur. Les deux projets furent abandonnés au début des années 60, suite à la restructuration des Forces aériennes.

En 1960, Vladimir Tchelomei entama, à son tour, l'étude et la réalisation d'un avion spatial pouvant intercepter des satellites. Il pouvait voler à 290 km d'altitude et rester en orbite une journée entière. Contrairement aux deux projets précédents, celui de Tchelomei atteint la phase d 'essai en vol. L'avion spatial, baptisé MP-1, effectua un vol suborbital le 27 décembre 1961, atteignant une altitude de 405 km et une portée de 1760 km. Ce test fut renouvelé en mars 1963 et les préparatifs furent entamés pour une mission habitée prévue en 1965. En octobre 1964, cependant, le projet fut annulé par décision ministérielle.

Spiral
L'annulation du projet de Tchelomei ouvrit la voie à un nouveau programme conçu par le bureau d'étude MiG. Le proejt Spiral (ou VKS) reçut le feu vert en juin 1966. Il s'agissait d'un intercepteur biplace, devant être placé sur orbite à l'aide d'un transporteur hypersonique, non d'une fusée. , mesurant 8 mètres de long, 7,4 mètres d'envergure et pesant 10,3 tonnes. En 1967, l'avancement du projet permit de passer à la phase des tests suborbitaux. Au cours des années 1967-70, plusieurs maquettes à l'échelle 1/2 furent lancées de Plesetsk à l'aide de fusées classiques, pour être récupérées à Kasputin Yar, à 2000 km de là. Ces tests furent baptisés BOR-1, BOR-2 et BOR-3 (Becpilotniye Orbitalnie Raketoplan, ou avion-fusée orbital non-piloté).

En pleine course à la Lune, le projet Spiral fut suspendu, faute de moyens, en 1969. Des tests limités reprirent au cours de la période 1976-78 avec une maquette à l'échelle 1. En mai 1976, des tests de lancement et d'atterrissage furent conduits. En novembre 1976, un premier largage dans les airs eut lieu. Au total, cinq largages furent effectués, avant que Spiral ne soit équipé de ses propres moteurs. L'avion spatial vola alors cinq fois, aux mains de pilotes d'essais. Mais le projet fut définitivement enterré après que l'avion fut endommagé au cours d'un vol d'essai en septembre 1978.

LKS
En 1974, Valentin Glouchko devenu responsable du programme spatial soviétique, annula le programme de fusée N-1, puis celui des stations almaz. Sous la pression des autorités, il reçut l'ordre de développer un système de transport spatial à l'image de ce que préparaient les Américains. Il proposa plusieurs études et, en fin de compte, un concept très proche de la navette spatiale américaine fut enteriné en février 1976. Cependant, Tchelomei refusait de baisser les bras. Considérant que l'approche de Glouchko était lourde, onéreuse et nécessitait le développement de lanceurs qui n'existaient pas, il reprit ses études d'avion spatial et, de 1975 à 1981, conçu un petit avion spatial, le LKS (ou jet cosmique léger), destiné à être lancé par une fusée Proton. D'un dessin similaire au projet Hermes qui devait apparaître plus tard, le LKS, conçu en version habitée ou non-habitée, pouvait emporter une charge utile de 4,5 tonnes. Son retour s'effectuerait en planant à partir de 50 km d'altitude et l'avion se poserait à la vitesse de 300 km/h.

Pour parvenir à ses fins, Tchelomei contourna le Politburo, dont Glouchko était membre, et s'adressa directement à Brejnev. Mais, il n'obtint pas gain de cause. Il décida alors de se passer d'autorisation. Ses équipes mirent le LKS en état de vol en moins d'un mois et Tchelomei persuada le secrétaire du Comité Central du PCUS, le général Dimitri Oustinov, de venir l'expecter. Tchelomei et Oustinov s'enfermèrent vingt minutes dans le cockpit du LKS et le constructeur plaida sa cause. Mais l'affaire fit grand bruit et Tchelomei fut convoqué au Ministère de la Construction Mécanique et fut vertement réprimandé pour avoir dépensé plus de 140 000 roubles sur le projet sans la moindre autorisation.

Uragan
Au milieu des années 80, le nouveau visage de la Guerre Froide, avec le programme américain de Guerres des Etoiles, conduisit les Soviétiques a ressusciter le projet Spiral. Ordre fut en effet donné de construire un avion de combat spatial, baptisé Uragan ("Ouragan"), devant être lancé par une fusée Zenith. Equipé d'un canon, il devait pouvoir abattre une navette spatiale ou tout autre cible ! Plusieurs maquettes à échelle réduite furent préparées pour des tests en vol. Elles ressemblaient fortement au dessin de Spiral. Ces tests eurent effectivement lieu en juin 1982 (Cosmos-1374), mars 1983 (Cosmos-1517) et décembre 1984 (Cosmos-1614). Ces tests furent ultérieurement baptisés BOR-4. Mais, à la suite du drame de Challenger, les Américians abandonnèrent les missions militaires. La menace ayant disparu, Uragan fut simplement abandonné.

Bourane
La construction de la navette conçu par Glouchko fut entamée à la fin des années 70. Une longue série de tests fut conduite avant le premier vol. Tout d'adord, six maquettes à l'échelle 1/8 furent lancées en vols suborbitaux entre 1983 et 1988. Ces tests reçurent l'appellation BOR-5. La maquette pesait 1,4 tonnes et vola à des vitesses atteignant mach 16. Six maquettes à l'échelle 1 furent également réalisées. L'une d'entre elles fut équipée de quatres moteurs (deux réacteurs et deux ramjets) et utilisée pour tester les caractéristiques aérodynamique et le profil d'atterrissage. Elle vola 25 fois entre novembre 1985 et avril 1988, aux mains de pilotes d'essais spécialement recrutés pour le programme.

Une nouvelle fusée fut également conçue pour permettre le lancement de Bourane. D'une conception radicalement différente, elle devait être l'ultime et suprême réalisation de Glouchko. Appelée Energya, elle avait recours au seul carburant que Glouchko avait juré ne jamais utiliser et qui fut la cause de sa rupture avec Korolev et de l'échec du programme lunaire, l'oxygène liquide. Energya était prête au printemps 1987. Pour son premier vol, elle reçut une nouvelle charge utile, Polyus ("Pôle"), prototype d'une nouvelle génération de station orbitale pouvant être appélée à succéder à Mir. Le tir inaugural eut lieu le 15 mai 1987 et fut parfait du point de vue du lanceur. Seul Polyot, qui devait effectuer lui-même la manoeuvre finale d'insertion sur orbite, ne put être correctement orienté au moment de la mise à feu et fut précipité accidentellement dans l'Océan Indien. Néanmoins, l'URSS disposait enfin de son lanceur lourd.

L'existence de Bourane fut rendue publique en janvier 1988 et son lancement fut annoncé pour un "futur proche". Les premières images furent produites en septembre et, si la navette soviétique semblait posséder des dimensions assez semblables à celles de son homologue américaine, la différence principale résidait dans son système de propulsion. Celui-ci ne servait aucunement au décollage, Bourane reposant alors entièrement sur la fusée Energya, mais pour les manoeuvres orbitales et l'atterrissage. Cette solution permettait d'embarquer une charge utile plus importante et d'avoir plus de souplesse de vol au retour.

La première tentative de lancement, le 26 octobre 1988, échoua à cause d'un bras d'alimentation de la tour de lancement qui refusait de se rétracter. Le 8 novembre suivant, l'ensemble Energya-Bourane fut ramené sur le pas de tir et les opérations de lancement reprirent. Le remplissage des réservoirs s'acheva tard dans la nuit du 14 et lancement intervint à 3 h 00 le matin du 14. Il fallut huit minutes à Energya pour placer Bourane sur une orbite provisoire à 160 km. Utilisant ensuite ses propres moteurs, la navette finalisait une orbite à 260 km d'altitude. Au-dessus des îles Fidji, les contrôleurs au sol activèrent les caméras embarquées pour filmer l'intérieur de la cabine vide et, à travers les hublots, le bleu du Pacifique. A la fin de la deuxième révolution, Bourane abaissa son orbite à 100 km. Les rétro-fusées furent alors mises à feu et Bourane rentra au-dessus de la Méditerrannée à mach 25. La navette effectua, toujours en mode automatique, une série de virages destinés à la ralentir avant l'approche finale de la piste de Baïkonour. Bourane toucha le sol à plus de 300 km/h. Un parachute de freinage de 75 mètres carrés se déploya et la navette s'immobilisa après 2 km de roulage.

La mission, entièrement conduite en mode automatique, avait été un triomphe. Energya avait fonctionné à merveille et seules cinq des 38000 tuiles de protection thermique s'étaient décollées. Pour les officiels soviétiques, l'heure était à l'optimisme. Une deuxième navette, Pchitka ("Petit Oiseau"), était en cours de construction et l'on prévoyait déjà quatre à cinq missions par an pour chacun des deux engins. Au programme de ces missions, des réparations de satellites, l'acheminement de nouveaux modules de stations orbitales et le retour d'équipement devenus inutiles.

Le 10 janvier 1989, Valentin Glouchko disparût à l'age de 81 ans. Il ne vécut donc pas les désillusions qui suivirent. Fondamentalement, Bourane manquait d'une véritable raison d'être. Certes, le futur module Kristall du complexe orbital Mir devait être équipé d'une pièce d'amarrage permettant d'accueillir la navette, mais il n'y avait pas vraiment de missions ne pouvant être réalisées par les lanceurs et vaisseaux conventionnels. De 1989 à 1993, la date du premier vol habité ne cessa d'être repoussée. L'équipement de la navette pour cette mission (instruments de pilotage, système de support de vie, piles à combustible, etc.) représentait de lourds investissements. Finalement, en juin 1993, le Conseil des Constructeurs décida de laisser le programme Energya-Bourane en suspens. Les fonds réunis pour préparer le premier vol habité n'atteignait que 1 % du budget nécessaire ; il était donc ridicule de prétendre pouvoir continuer le programme.

Deux navettes ont donc été construites, Bourane et Pchitka, et remisées, ainsi que six exemplaires complets du lanceur Energya. L'ensemble du programme a coûté plus de 150 milliards de francs. De la douzaine de cosmonautes recrutés spécialement, seuls deux (Anatoli Levtchenko et Igor Volk) volèrent dans l'espace, à bord de la vénérable capsule Soyouz. Le pas de tir Energya, laissé à l'abandon, a été reconquis par la nature. Ainsi se sont achevées, quarante années d'études et de projets d'avions orbitaux. Les Soviétiques pouvaient tout juste se consoler avec la pensée qu'ils avaient réussi à concevoir et à faire voler une navette pouvant rivaliser avec la navette américaine. Mais, l'expertise, les compétences, la maîtrise développées dnas ce domaine par les ingénieurs soviétiques et, aujourd'hui, russes, pourraient bien servir de base à de nouveaux projets avancés pour le XXIe siècle...