Si Jules Verne tient ici une
place de choix, la première, ce n'est pas tant pour les aspects
techniques développés dans ses romans d'aventures sur les voyages
dans l'espace que pour la curiosité et l'engouement pour
l'astronautique (terme que l'on doit à un autre auteur français,
J.H.Rosny Ainé) que ses oeuvres suscitèrent chez toute une génération
d'ingénieurs. En effet, Jules Verne s'intéressa assez peu aux fusées
et le vaisseau-obus de "De
la Terre à la Lune" est
tiré par un canon...
C'est en fait à l'un de ses
contemporains, Achille Eyraud, que l'on doit le premier roman, "Voyage
à Vénus", relatant un
voyage spatial utilisant la fusée comme moyen de propulsion.
Connu d'abord par les
inventions du "manche à balai" et du moteur d'avion en étoile
au début de ce siècle, Robert Esnault-Pelterie s'intéressa, dès
1912, aux aspects théoriques des fusées et de l'astronautique. A
partir de la fin des années 20, ses idées attirèrent l'attention
des militaires français et il obtint alors un contrat pour l'étude
et la réalisation de moteurs-fusées à ergols liquides.
Esnault-Pelterie utilisa alors le kérosène, l'oxygène liquide, le péroxyde
d'azote, le benzène et le tétranitrométhane. Dans son installation
d'essai de Boulogne, en région parisienne, il obtint des performances
remarquables pour l'époque : 100 kg de poussée pendant une minute et
une impulsion spécifique de 230 secondes. A partir de 1937, il porta
ses efforts vers la résolution des problèmes thermiques des moteurs
et il utilisa alors deux techniques, l'une faisant appel à un
refroidissement par l'oxygène liquide, l'autre par l'utilisation de
matériaux réfractaires.
Biographie détaillée de
Robert
Esnault-Pelterie
Jean-Jacques Barré, officier
d'artillerie, fut le continuateur de l'oeuvre de Robert
Esnault-Pelterie dans le domaine de la propulsion par moteur-fusée
et, particulièrement, à oxygène liquide. Aussi incroyable que cela
puisse paraître, l'occupation allemande, de 1940 à 1945, n'arrêta
pas les travaux de recherche en matière de fusées. Une équipe de la
Section Technique de l'Artillerie travailla en effet, à Lyon, à la réalisation
d'un moteur et d'une fusée. Afin d'assurer le plus grand secret à
ces travaux, l'équipe, dirigée par le colonel Dubouloz, opéra au
sein du Service Central des Marchés et de l'Approvisionnements.
Les recherches conduisirent dès
1941 à la réalisation d'une fusée dénommée EA-41, fonctionnant au
kérosène et à l'oxygène liquide. Avec une masse de 100 kg au décollage,
elle était capable d'emporter une charge utile de 30 kg à une portée
de l'ordre de 50 à 100 km. Le moteur était alors alimenté en ergols
par la mise sous pression des réservoirs avec de l'azote.
Les premiers essais statiques
de cette fusée furent effectués dans la clandestinité, le 15
novembre 1941, au camp du Larzac et poursuivis à Vancia, près de
Lyon. Ce ne fut toutefois que le 15 mars 1945, après la libération
de la Provence, qu'un premier essai en vol de cette fusée put
intervenir au polygone de La Renardière, près de Toulon.
Jean-Jacques Barré fut donc le premier, en France, à concevoir, à réaliser
et à faire voler une fusées à propergols liquides.
L’Allemagne vaincue, les
Alliés se partagèrent le butin. Avec l’opération Paperclip,
les Américains s’employèrent à récupérer les fusées de tout
type encore en construction et, surtout, les hommes eux-mêmes :
Werner von Braun, Walter Dornberger et les meilleurs spécialistes émigrèrent
aux Etats-Unis. Pris de vitesse dans cette course effrénée, les Soviétiques
n’obtinrent pas les spécialistes les plus renommées mais un grand
nombre de ceux affectés à la production en série. La France ne
resta pas absente du partage : quelques V1 et V2 en prirent le chemin
et une quarantaine d’ingénieurs et de techniciens allemands y arrivèrent
en 1946-1947 ; ils constituèrent les premières équipes étatiques
et industrielles.
A Châtillon, au sein de l'
"Arsenal de l'Aéronautique", dirigé par l'ingénieur-général
Vernisse, un service "Engins spéciaux" fut créé en 1946.
Il fut confié à M.Stauff, ingénieur militaire détaché. Des ingénieurs
allemands (une vingtaine) furent affectés à ce service à titre de
conseils. Parmi eux, se trouvaient le docteur Saenger, qui avait été
responsable, avant-guerre, de l'Institut de recherche sur la
propulsion liquide de Trauen. Il avait en outre participé à des
travaux sur les V2 avec Von Braun. En 1942, il avait été l'auteur
d'un projet d'avion fusée capable d'un vol circum-terrestre, le
Saenger-1. Assez naturellement, les quelques ingénieurs français
affectés à la propulsion dans la petite équipe des engins spéciaux,
s'intéressèrent aux fusées à propulsion liquide. Dès le début de
1947, dans le cadre de projets d'engins variés on misa sur la nécessité
d'une fusées à liquides de 3 tonnes de poussées.
Les contacts étaient fréquents,
d'une part, avec le colonel Barré, l'Arsenal réalisant pour lui une
chambre de combustion pour une fusée de sa conception et, d'autre
part, avec les ingénieurs de la SEPR (Société d'Etude de la
Propulsion par Réaction), installée à Villejuif, et notamment l'ingénieur
allemand Zborowsky (conseiller des équipes propulsion de la SEPR). La
SEPR était engagée dans les filières "décomposition de l'eau
oxygénée", puis "acide nitrique/Tonka". L'Arsenal
misait sur le couple oxygène liquide - méthanol. Avec le colonel
Barré, qui préconisait aussi l'oxygène liquide, les discussions
portaient principalement sur le choix des pressions dans la chambre de
combustion. Le colonel était partisan de pressions faibles (5 à 10
bars). M.Saenger préconisait des pressions aussi élevées que
possible (autour de 100 bars), ce qui était très ambitieux pour l'époque.
L'Arsenal réalisa, dès
1947/1948, au fort des Gâtines, dans le bois de Verrières, un banc
d'essai pour la fusée de 3 tonnes en projet. Grâce à un système de
suspensions astucieux, à des installations de pesée avec
enregistrement et des réservoirs d'alimentation, on pouvait, avec une
assez bonne précision, mesurer les performances (poussée au sol au
point fixe, débits, consommation spécifique, pressions
d'alimentation, de chambre, températures, etc.). De 1948 à 1951, une
centaine d'essais au point fixe furent réalisés sans incident et la
poussée recherchée de 3 tonnes fut obtenue, avec du méthanol pur.
Ces résultats, finalement concrets, n'eurent malheureusement pas
d'application directe. L'Arsenal fut en effet orienté vers les engins
anti-chars et Air-Air à poudre, plus compatibles avec les exigences
du combattant terrestre.
Mais la France ne bénéficiaient
pas des budgets américains ou soviétiques : elle suivit alors sa
propre voie, avec quelques années de décalage. Les études
s’orientèrent à la fois vers les fusées d’assistance au décollage
des avions (Société d’Etude de la Propulsion à Réaction) et vers
les fusées proprement dites. Dès 1946, la France songea ainsi à la
réalisation d’engins balistiques et des projets s’inspirant du V2
allemand furent étudiés. Faute de crédits et de volonté politique,
ces projets resteront à l’état d’études. Il faudra attendre le
retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 pour voir des projets
se concrétiser dans le domaine des missiles balistiques. En 1949 est
créé le Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques (LRBA),
chargé de mettre au point et d’essayer les prototypes de missiles
militaires. Les premières études aboutissent à la réalisation
d’une fusée à propergles liquides, Véronique, inspirée du V2
allemand.
Dès la fin de la guerre, la
France, qui prend conscience de l'importance des recherches en matière
de fusées, crée ses propres structures d'étude et de développement.
Deux organismes voient alors le jour : la Société d'Etude de la
Propulsion par Réaction (SEPR, 1944, alors privée) et le Laboratoire
de Recherches Balistiques et Aérodynamiques, de Vernon (LRBA, 1946, dépendant
du ministère de la Défense). Pendant 25 ans, ces deux organismes étudieront
et réaliseront les moteurs-fusées à propergols liquides utilisés
tant pour les avions et les missiles que pour les fusées-sondes, les
lanceur et les satellites.
L'apport de la SEPR
Les premières études de
moteurs-fusées de la SEPR s'orienteront vers les systèmes à gaz
pressurisés et à turbopompes pour assister la propulsion principale
des avions et pour propulser les missiles tactiques. De 1947 à 1958,
de nombreux programmes de missiles tactiques prirent naissance en
France, dont quelques-uns incluaient l'utilisation de la propulsion à
liquides, laquelle fera place dans les années 1960 à la propulsion
solide permettant une meilleure facilité de stockage.
Les travaux du LRBA
Bien qu'à vocation
militaire, le LRBA eut un rôle capital dans le développement des
moteurs-fusées des lanceurs civils français puis européens. A la
fin des années 1940, deux types d'activités notables y sont menées
: la poursuite des travaux de Jean-Jacques Barré et l'étude de fusées-sondes.
Eole
A cette époque, en effet,
Jean-Jacques Barré conçut une fusée appelée Eole, d'un diamètre
de 800 mm, contenant une tonne d'essence de pétrole et d'oxygène
liquide et utilisant un moteur de 10 tonnes de poussée. Des essais
statiques furent effectués au LRBA dont l'un se solda, en 1951, par
l'explosion de la fusée et la destruction du banc d'essai. En
1952-1953, quelques essais eurent lieu à Colomb-Béchar (Algérie)
mais furent peu satisfaisant, ce qui conduisit à l'arrêt du
programme Eole et la fin des travaux du LRBA sur les moteurs à oxygène
liquide.
Véronique
Conçue dès 1949 par le
Laboratoire de Recherches Balistiques et Aérodynamiques (LRBA), Véronique
connaîtra jusqu’en 1964 de nombreuses versions qui seront utilisées
pour l’exploration de la haute atmosphère (P2, P6, R, N, AGI, 61).
Réalisée à l’occasion de l’année géophysique internationale
(juillet 1957-juillet 1958), la version AGI fut commandée à 15
exemplaires par le Comité d’action scientifique de la Défense
Nationale. Elle était propulsée par un moteur à acide nitrique et
essence de térébenthine, qui délivrait une poussée de 4 000 daN.
Elle pouvait emporter une charge utile de 60 kg à 210 km
d’altitude. La dernière version développée, la 61, fut mise en
service en 1964. D’une masse au décollage de 1 930 kg, elle pouvait
emporter une charge utile scientifique de 60 kg à 315 km
d’altitude. L’expérience acquise avec Véronique en matière de
propulsion à ergols liquides ouvrit la voie à des réalisations plus
performantes.
Le développement spatial
français, même s’il ne fut pas aussi spectaculaire, suivi les mêmes
étapes que les programmes américains et soviétiques. Après la réalisation
de Véronique, vinrent celles de fusées-sondes et de fusées à
poudre qui aboutirent aux engins stratégiques à têtes nucléaires
et aux lanceurs civiles de satellites scientifiques avec Diamant et
Ariane. Mais le grand virage français vers les engins et l’espace
trouve son origine dans la crise de Suez. Les menaces atomiques de
l’URSS et les pressions américaines entraînèrent l’arrêt de
l’expédition franco-britannique. La France, si elle entendait jouer
un rôle indépendant sur la scène internationale, devait s’en
donner les moyens. Le général de Gaulle, de retour au pouvoir deux
années plus tard, ouvrit la voie aux recherches sur l’atome
militaire et les engins porteurs.
Pour permettre la maîtrise
des technologies nouvelles nécessaires au développement des
programmes spatiaux, une infrastructure industrielle est mise en
place, que coordonne la Société d’Etudes et de Réalisation d’Engins
Balistiques (SEREB), créée en 1959. Le premier travail de la SEREB
fut de proposer un plan d'action pour répondre au souhait
gouvernemental de disposer d'une composante balistique pour la force
de dissuasion nucléaire. Partant pratiquement de zéro, elle mit en
place un "programme balistique de base", centré
essentiellement sur la réalisation d'un engin bi-étage (1er étage
à liquides, 2ème étage à poudre) dont la portée serait de l'ordre
de grandeur visée pour l'engin définit, soit 3000 km, permettant
ainsi de mettre au point les technologies nécessaires pour la
propulsion, le guidage, le pilotage et la rentrée dans l'atmosphère.
L'ensemble des engins réalisés dans le cadre de ce programme fut
baptisé la "série des pierres précieuses" (Agate,
Topaze, Rubis, Emeraude, Saphir, Diamant).
Dès la fin de 1960, la SEREB
remarqua qu'en remplaçant le corps de rentrée de type militaire de
l'engin bi-étage Saphir par un 3ème étage performant, il était
envisageable de satelliser une masse de l'ordre de 30 kg et ce, dès
la fin de l'année 1965. Cette idée fit son chemin, en particulier au
sein du CNES, qui venait de voir le jour
Le Centre National des Etudes
Spatiales (CNES) fut créé en 1961, pour développer un lanceur civil
à partir des études et réalisations sur les fusées-sondes et les véhicules
militaires. En charge de la politique spatiale française, le CNES bénéficia
donc, dès sa création, des études de la SEREB et notamment des
engins d’expérimentation de la série des "pierres précieuses".
En 1961 fut effectué le lancement de la fusée Agate ; l’assemblage
d’une fusée Agate et du troisième étage du lanceur civil
constitua la fusée Rubis qui, en 1965, permit de tester le satellite
prototype D-1, au cours d’un vol suborbital. Enfin, en 1965, la fusée
Emeraude fut testée en tant que premier étage de la fusée Saphir (Emeraude
+ Topaze) destinée à expérimenter la rentrée dans l’atmosphère
des têtes nucléaires, mais aussi à servir de base au lanceur civil,
la fusée Diamant.
Cette dernière est une fusée
tri-étage (bi-étage Saphir + 3è étage servant à placer le
satellite en orbite) d’une hauteur de 19 mètres et d’une masse au
décollage de 18 tonnes. Le 26 novembre 1965, à Hammaguir (Sahara),
la fusée Diamant, à son premier essai, met sur orbite le premier
satellite artificiel français, A-1, d’une masse de 42 kg.